Tumulte, matérialiser les pensées agitées
Depuis toujours, la littérature a ce pouvoir rare et précieux d'interroger les certitudes, d’être un miroir de son époque, capturant ses mouvements, ses tensions, et ses aspirations. Cela peut mener à éveiller les consciences et là où les bouleversements sociaux, culturels et identitaires redéfinissent les repères, la maison d’édition Tumulte apparaît comme une bouffée d’air frais dans le paysage littéraire.
Par Inès Ouzerout
Publié le 31 mars 2025
À travers une sélection de récits, engagés et résolument disruptifs, Tumulte s’est fixé pour mission de donner une voix à celles et ceux que l’on entend trop peu, tout en ouvrant des espaces de réflexion sur les enjeux de notre époque.

L’histoire de Tumulte trouve ses racines dans une rencontre fondatrice : celle de Mehdi et Badrou, en 2007, sur les bancs du lycée Auguste Blanqui, à Saint-Ouen. Ces deux jeunes hommes, aujourd’hui âgés de 31 ans, se découvrent rapidement des affinités intellectuelles et une curiosité commune pour le monde qui les entoure. Leur appétence pour l’écriture et leur sensibilité aux réalités sociales prennent forme dans des discussions passionnées sur les marges, les inégalités et la manière dont les récits peuvent façonner les imaginaires collectifs. Leur première aventure journalistique débute au Bondy Blog, plateforme emblématique qui donne la parole aux quartiers populaires. Leur plume, directe et engagée, capte l’attention de nombreux lecteurs.
En 2009, Mehdi et Badrou rejoignent les rangs de France Inter. Ce passage dans une institution prestigieuse marque une étape décisive dans leur carrière. Pendant six ans, ils sillonnent la France, et parfois même au-delà, à la rencontre d’artistes, de militants, d’ouvriers ou d’anonymes. Leurs reportages diffusés en direct se distinguent par leur humanité et leur capacité à rendre accessibles des problématiques complexes. « Nous avons toujours voulu donner la parole à celles et ceux qu’on n’entend pas assez. Ce sont leurs histoires qui nous inspirent et qui méritent d’être racontées », confie Mehdi. En 2015, cette volonté de raconter autrement se traduit par la publication de leur premier roman, Burn Out (Éditions du Seuil).

Ce livre, qui mêle fiction et observations sociales, explore avec justesse les tensions d’une génération prise en étau entre les exigences professionnelles et le désir de liberté. Le succès critique de cet ouvrage confirme leur talent pour capturer l’air du temps tout en proposant des récits profondément humains. Le duo ne tarde pas à diversifier ses formats narratifs. En 2016, ils réalisent leur premier documentaire, Quand il a fallu partir (Arte), qui suit les trajectoires d’individus confrontés à l’exil. Cette œuvre, à la fois poignante et universelle, marque un tournant dans leur démarche créative. Elle reflète leur capacité à allier engagement politique et esthétique narrative. La même année, ils lancent leur première revue, Téléramadan, un projet audacieux qui mêle littérature, satire et réflexions sociales. Leur deuxième roman, Minute (2017), approfondit leur exploration des dynamiques sociales et des fractures identitaires. Loin de se cantonner à un seul médium, Mehdi et Badrou s’essaient également au théâtre avec Les Enfants de la réalité (2018), une pièce qui interroge les aspirations et désillusions d’une jeunesse en quête de repères.
En 2020, leur deuxième documentaire, Demain le feu, est sélectionné au Cinéma du Réel et au FIFIB (Festival International du Film Indépendant de Bordeaux). Cette œuvre, qui traverse la France de Calais à Marseille, dresse un portrait saisissant des solitudes contemporaines. Mais c’est avec leur initiative Les Chichas de la pensée, lancée également en 2020, que Mehdi et Badrou franchissent une nouvelle étape dans leur parcours. Ce programme artistique novateur, à mi-chemin entre le débat intellectuel et la performance, invite des figures majeures de la scène culturelle et intellectuelle à échanger dans des lieux emblématiques tels que le Centre Pompidou, la Villa Médicis à Rome ou encore la Fondation Donwahi en Côte d’Ivoire. Parmi les intervenants, des personnalités comme Arthur Jafa, Alice Diop, Raoul Peck, Virginie Despentes ou Mohamed Mbougar Sarr viennent nourrir un dialogue transdisciplinaire et intergénérationnel.

En 2023, Mehdi et Badrou participent au lancement des Nouvelles éditions du Réveil, une maison d’édition où ils éditent notamment Comment sortir du monde, premier roman de Marouane Bakhti. Ce projet marque une nouvelle étape dans leur trajectoire, consolidant leur rôle d’acteurs culturels engagés dans la mise en lumière de nouvelles voix littéraires. Toutes ces expériences – du journalisme à la littérature, du théâtre au documentaire – sont autant de jalons qui ont façonné leur vision de la création et du récit. Cette vision atteint son apogée avec la création de Tumulte en 2024 : « Tumulte, c’est tout ce que nous avons appris jusqu’ici : l’importance de raconter, de questionner et de bousculer. Nous voulons offrir un espace à ceux qui, comme nous, cherchent à naviguer dans le chaos avec des mots et des idées ». Une maison d’édition née d’une vision.
La création de Tumulte n’est donc pas un hasard, mais l’aboutissement logique d’une trajectoire artistique et intellectuelle. Le nom, évocateur, reflète cette ambition : provoquer un tumulte dans les esprits, agiter les certitudes et ouvrir des perspectives inédites. Cette maison d’édition se veut un laboratoire d’idées, un lieu de création où des voix nouvelles peuvent s’exprimer sans contraintes. La ligne éditoriale de Tumulte s’appuie sur un mélange d’audace et de rigueur. Les textes publiés, qu’il s’agisse d’essais, de romans ou même de bandes dessinées, partagent un dénominateur commun : leur capacité à interpeller, à bouleverser les certitudes et à proposer des narrations alternatives. Tumulte revendique une attention particulière aux thématiques identitaires, au genre, aux marginalités, mais aussi à des questions universelles, comme la quête de sens dans un monde en mutation. Cette maison d’édition ne se contente pas de produire des livres : elle crée des espaces de réflexion et d’imaginaire. Elle se veut résolument engagée, avec une prédilection pour les œuvres littéraires poétiques et romantiques, révoltées et subversives. C’est un espace d’expression pour des voix trop souvent ignorées, qu’elles soient issues des marges ou porteuses d’idées disruptives.

« Nous voulons capturer l’esprit du temps, donner la parole à ceux qui ne l’ont pas, et offrir aux lecteurs une expérience littéraire qui les pousse à réfléchir », explique Mehdi, l’un des fondateurs. Mais au-delà de cet engagement sérieux, Tumulte revendique une certaine légèreté. « On ne se prend pas trop au sérieux, même quand on parle de sujets graves. »Les premières publications de Tumulte posent les fondations de ce qui semble être une révolution silencieuse dans l’univers éditorial français. Loin de se contenter de suivre les tendances, Mehdi et Badrou orientent leur maison d’édition vers des œuvres littéraires capables de refléter les complexités du présent, tout en imaginant les contours du futur. Ces livres deviennent des manifestes, des déclarations audacieuses de ce que la littérature peut accomplir lorsqu’elle interroge et stimule. En novembre 2024, Tumulte inaugure son catalogue avec Et un jour je suis devenu arabe d’Anas Daïf, un essai autobiographique qui mêle introspection et réflexion politique. Ce premier ouvrage incarne à lui seul l’ambition de la maison d’édition. À travers une plume sincère et accessible, Anas Daïf explore les tensions identitaires et culturelles dans une France où les questions liées à la race, à l’altérité et à l’appartenance sont plus que jamais d’actualité. Loin de se contenter d’un discours militant ou académique, l’auteur tisse une narration personnelle qui trouve un écho universel. Ce texte offre une grille de lecture nouvelle pour comprendre les dynamiques complexes d’une société en quête de repères.
Pour la suite, Tumulte va poursuivre son exploration avec une publication radicalement différente : Les Listes de Tunis Hilton, un roman à la fois caustique et mélancolique, préfacé par l’humoriste et autrice Laura Felpin. Ce texte, tout en subtilité, joue avec les genres pour dresser un portrait satirique de la société contemporaine. À travers une plume incisive, Tunis Hilton s’attaque aux absurdités du quotidien et à la superficialité des normes sociales, tout en révélant une profondeur émotionnelle.Ces deux publications, bien qu’apparemment opposées dans leur ton et leur approche, traduisent parfaitement la diversité que Tumulte souhaite offrir. Elles illustrent la capacité de la maison d’édition à conjuguer engagement intellectuel et création littéraire, tout en s’adressant à tout le monde : « Nous ne voulons pas nous enfermer dans un genre ou une thématique », précise Mehdi, « Ce qui nous importe, c’est la force de la voix de l’auteur et sa capacité à ouvrir des perspectives nouvelles. »

« Un livre, c’est un compagnon : il doit avoir une présence, une âme, quelque chose qui dépasse sa simple fonction de transmission d’un texte »Au-delà de l’écriture, Mehdi et Badrou s’impliquent également dans la conception visuelle des livres, qu’ils considèrent comme une extension du message qu’ils véhiculent : « Un livre n’est pas seulement un texte : c’est aussi un objet, un artefact culturel qui doit interpeller dès le premier regard », explique Mehdi.Chaque publication est conçue avec un soin méticuleux, des matériaux à la typographie, en passant par les couvertures : « Un livre doit être beau, non pas pour être sacralisé, mais pour être accessible, tangible, et marquer les esprits ».Les couvertures, souvent minimalistes mais percutantes, traduisent cette volonté d’allier simplicité et impact. Leur esthétique, pensée pour séduire et interpeller, dialogue avec le contenu, créant une expérience complète.Tumulte ne se limite pas à la production de livres. La maison d’édition se veut également un acteur engagé dans les débats de société. Mehdi et Badrou poursuivent, à travers cette aventure éditoriale, leur travail de passeurs entre les cultures et les générations. En lançant des initiatives comme Les Chichas de la pensée, ils s’efforcent d’élargir l’espace du dialogue. En rassemblant des artistes comme Virginie Despentes, Arthur Jafa ou Mohamed Mbougar Sarr, Mehdi et Badrou réaffirment leur engagement pour une réflexion collective, inclusive et tournée vers l’avenir. La maison d’édition s’inscrit donc dans une démarche à long terme et envisage d’élargir progressivement son catalogue, en explorant de nouveaux formats et en collaborant avec des artistes d’horizons variés. Tumulte s’inscrit donc dans une double dynamique : être à la fois un catalyseur d’idées nouvelles et un espace où les récits marginalisés trouvent une place centrale. « Nous ne publions pas seulement des livres, nous accompagnons des parcours, des idées, des trajectoires ».
Dans un contexte où les récits dominants tendent à écraser la diversité des voix, Tumulte offre une alternative précieuse. Mehdi et Badrou, forts de leur expérience et de leur complémentarité, continuent d’explorer les possibles de la narration, tout en restant fidèles à leurs valeurs d’humanité, de curiosité et d’engagement. Comme son nom l’indique, Tumulte est une invitation à faire du bruit, à rompre avec l’inertie et à écrire ensemble une nouvelle page de l’histoire littéraire.